Les bruants Lapons scandinaves hivernent principalement dans le sud de la Russie et sur les rivages de la Mer du Nord. Comme toujours quelques dizaines d'individus atteignent les côtes françaises de temps à autres. Mais à la fin du mois d'août et en septembre 2010, des centaines d'oiseaux ont été observés en Islande, en Irlande et en Grande-Bretagne, et un nombre inhabituellement élevé de bruants ont aussi été vus en France et en Espagne.
Nous faisons un point sur ce phénomène et évoquons des hypothèses probables sur l'origine de ces oiseaux et sur les raisons de ces mouvements.
Un phénomène impressionnantUn nombre impressionnant de Bruants lapons ont été observés dans plusieurs pays d'Europe du Nord-ouest à la fin du mois d'août et en septembre 2010.
Les chiffres les plus importants ont été constatés en Islande. Sur le site web de Yann Kolbeinsson, on peut lire que des dizaines d'oiseaux ont été vus tous les jours dans ce pays depuis au moins le 26 août : 18 le 26/08, 27 le 27/08 et 120 le 31/08 sur la petite île d'Heimaey, plus de 100 autour de Garðskagi le 4/09, 240 dans trois secteurs au sud-ouest du pays le 5/09 (à titre de comparaison, seuls 295 oiseaux avaient été comptés au total sur ces mêmes secteurs en quatre ans), au moins 50 le 07/09, 60 le 08/09, 100 le 11/09, 70 le 12/09, 100 le 13/09 et 95 le 15/09 sur Heimaey. Après le 16, les arrivées massives semblaient avoir cessé, en partie à cause de vents défavorables entre l'Est du Groenland et l'Islande.
En Irlande aussi, les chiffres ont été importants, avec par exemple, selon le site web Irishbirding.com, 10 oiseaux à Brandon Head (comté de Kerry) le 28/08, 8 le 29/08 et 17 le 01/09 sur Loop Head (comté de Clare), 25 le 10/09, 19 le 17/09 et 59 le 18/09 sur la Peninsula Belmullet (comté de Mayo), 5 à Tacumshin (Wexford) et 6 à Kilbaha (Clare) le 19/09.
En Grande-Bretagne, sur les sites Arebirdalert.co.uk, Birdforum.net, Northwalesbirding.co.uk et Birdguides.com, on peut lire que 78 oiseaux ont été comptés dans le pays le 28/08 (dont 42 ensemble sur les Orcades, au nord-est du pays), 91 le 29/09 (dont 51 sur Fair Isle dans les Shetlands), 144 oiseaux (dont 92 sur North Ronaldsay dans les Orcades) le 31/08, 199 le 01/09, au moins 395 le 02/09 (dont 5 sur les îles Scilly à la pointe sud-ouest du pays), 250 oiseaux le 4/09 dans la réserve de Balranald sur North Uist (Outer Hebrides), 92 le 7/09, 280 le 13/09 et 133 le 14/09.
En France, selon les sections régionales et départementales du portail Ornitho.fr, la liste de diffusion Coches-fr et la rubrique Observations d'Ornithomedia com, le passage a surtout été constaté à partir du 4/09, avec par exemple un oiseau sur la Plaine du Clipon (Nord), un sur la Station d'Epuration de Capbreton (Landes) le 06/09, quatre à Réthoville (Manche) le 12/09, six au Kun sur l'île d'Ouessant (Finistère) le 16/09, 17 sur la Mare de Vrasville (Manche) et un sur l'île de Sein (Finistère) le 17/09, un sur le Cap Ferret à Lège-Cap-Ferret (Gironde) le 18/09, un à Saint-Denis-d'Oléron (Charente-Maritime) le 18/09, sept sur la Digue du Clipon à Loon-Plage (Nord) le 18/09 et cinq sur l'IIe Vierge à Plouguerneau (Finsitère) le 19/09.
En Espagne, selon le site rarebirdspain.net, les arrivées ont été notées dans le nord-ouest du pays à partir du 12/09, avec par exemple ce jour huit oiseaux sur le Cabu Peñes (Asturies), deux oiseaux à Lugo (Galice) le 14/09, un le 17/09 sur la plage de San Juan de la Arena (Asturies), trois le 17/09 sur la page de Altar à Foz (Galice), un sur la Playa de Ponzos, Ferrol (Galice), etc.
A noter que très peu d'oiseaux (aucun ?) ont été signalés en Belgique selon le site Observations.be et qu'auncun mouvement important n'a été à priori signalé plus à l'Est (Pays-Bas, Allemagne, Scandinavie, Europe de l'Est).
Une origine groenlandaise probableLe fait que les plus forts effectifs de Bruants lapons aient été notés en Islande et que peu d'oiseaux aient été observés à l'est de la France laissent supposer que ces oiseaux proviennent du Groenland.
Le Bruant lapon est en effet une espèce commune et répandue à l'ouest de l'île, nichant au-delà d'Upermavik. A l'est, il se reproduit de façon plus ou moins continue vers le nord jusqu'à Kangertiitivaq / Scoresby Sund et Jameson Land, mais il est, au moins dans la partie la plus septentrionale, moins fréquent qu'à l'Ouest. Une analyse des données des reprises d'oiseaux bagués au Groenland depuis 1926 et publiée en 2003 dans la revue Dansk Ornitologisk Forening, nous livre des informations sur les mouvements de l'espèce. Ainsi, bien que de petits groupes puissent hiverner dans le sud de la partie occidentale, la plupart passent la mauvaise saison en Amérique du Nord. Les oiseaux quittent le Groenland entre la mi-août et le début du mois d'octobre et reviennent entre la fin du mois d'avril et le mois de mai. La plupart des Bruants lapons semblent avoir quitté l'île entre la mi et la fin du mois de septembre. L'analyse des reprises d'oiseaux bagués a montré qu'aucun individu n'avait été recapturé après le 23 septembre. En août-septembre, quelques oiseaux à l'ouest du Groenland avaient été repris au sud du site de baguage, ce qui suggère qu'ils traversent rapidement le Détroit de Davis séparant l'île du Canada.
Fox et al. (1992) avaient constaté que la masse corporelle des oiseaux capturés à Kangerlussuaq / Strømfjord Søndre, à l'ouest du Groenland, avait atteint un maximum au début du mois de septembre (leur masse avait augmenté de 17 à 22%), faisant remarquer que ces réserves de graisse accumulées étaient suffisantes pour effectuer un vol sans escale jusqu'aux côtes du Labrador ou jusqu'au nord du Québec, soit une distance de 1 000 à 1 100 km.
Sur la base d'une recapture au centre du Canada d'un oiseau provenant de l'ouest du Groenland et d'observations de Bruants lapons traversant le Détroit de Davis au printemps et à l'automne, Salomonsen (1967) a avancé l'idée que la population du Groenland hivernait en Amérique du Nord (sud du Canada et moitié nord des États-Unis). Un oiseau venant de l'ouest du Groenland et deux issus de l'est avaient été recapturés en Amérique du Nord. Ces données montrent que la population groenlandaise hiverne en effet dans les plaines d'Amérique du Nord.
Plusieurs auteurs ont toutefois fait valoir qu'un petit nombre de bruants nichant à l'est du Groenland pouvaient atteindre le nord-ouest de l'Europe, du sud-ouest de la Norvège au nord-ouest de la France en passant par les îles britanniques et l'Islande. Le Bruant lapon ne niche pas en Islande, mais il y apparaît chaque année en petit nombre au printemps et en automne, et des éléments biométriques suggèrent que la plupart d'entre eux proviennent du Groenland (les oiseaux du Groenland sont en moyenne un peu plus grands que leurs homologues scandinaves). De même, des "grands" bruants lapons, dont la biométrie suppose une origine groenlandaise, ont été notés en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas, en particulier au début de l'automne. Ainsi, une fraction de la population groenlandaise atteint chaque année l'Europe occidentale.
Fox et al. (1992b) ont émis l'hypothèse que d'un point de vue énergétique, il serait logique que les Bruants lapons nichant loin au nord (secteurs de Tasiilaq / Ammassalik) migrent vers l'Amérique du Nord, en traversant l'île puis en longeant les côtes occidentales ou en suivant les côtes orientales jusqu'à l'extrémité sud. En revanche, pour les petites populations très septentrionales, par exemple venant de la zone du Scorebysund, le trajet vers l'Islande serait plus avantageux. Ces différentes voies de migration restent toutefois à préciser.
Peut-être que quelques bruants de l'est de l'île empruntent la voie européenne certaines années et celle de l'Amérique du Nord les autres en fonction des conditions météorologiques, comme cela pourrait être le cas pour le Bruant des neiges (Plectrophenax nivalis).
Au printemps, le Bruant lapon revient au Groenland à partir de la fin du mois d'avril (la recapture la plus précoce date du 2 mai), les mâles arrivant les premiers. Les mâles récemment arrivés à l'ouest du Groenland ont un poids très faible, suggérant une migration sur une longue distance. Comme les Bruants des neiges, de nombreux Bruants lapons de l'est du Groenland traversent ainsi probablement l'intérieur glacé de l'île pour rejoindre l'Amérique du Nord, mais l'importance relative de la migration passant par les côtes occidentales par rapport à celle coupant par l'intérieur des terres n'est pas connue.
Pour appuyer une origine groenlandaise des Bruants lapons de l'afflux de l'automne 2010, il faut préciser que les oiseaux nichant en Scandinavie et en Sibérie migrent très majoritairement en direction du Sud-Sud-est (Ukraine, sud de la Russie, contreforts du Caucase, peut-être même Asie centrale et occidentale). En Hongrie, certains hivers, plus de 200 oiseaux peuvent être comptés dans les plaines de Tisza. En Pologne, des groupes pouvant dépasser les 50 oiseaux peuvent être vus sur la côte de la Baltique.
En rose/rouge les zones de nidifications et en bleu les zones d'hivernages.Schéma possible décrivant l'afflux d'août-septembre 2010 de Bruants lapons en Europe de l'Ouest. (A) Voie de migration automnale principale des Bruants lapons du Groenland, (B) Trajet inhabituel constaté en août-septembre 2010. En rouge sombre, principales zones où des oiseaux ont été vus. En rouge clair, zones de nidification. En bleu clair, zones d'hivernage
Carte : Ornithomedia.com
La raison possible : des conditions météorologiques particulièresLes oiseaux peuvent être déviés de leur voie de migration normale par des vents contraires. Ils essaient alors de se poser dès que possible sur les terres les plus proches. Les arrivées en Europe d'oiseaux accidentels venus d'Amérique du Nord (et du Groenland) seraient majoritairement dues à une dérive transatlantique causée par des vents d'Ouest passant au sud d'une forte dépression. Certains oiseaux, par exemple, le Traquet du Groenland (Oenanthe o. leucorrhoa), migrent régulièrement du Groenland vers l'Europe en hiver et se seraient adaptés à utiliser ces conditions météorologiques pour les aider dans leur voyage
Un fort afflux de Bruants lapons avait été signalé en septembre 1953 en Grande-Bretagne. L'étude des conditions météorologiques sur cette période avait permis de comprendre que la plupart des oiseaux venaient du Groenland et qu'ils avaient traversé de grandes étendues marines. L'espèce avait été "anormalement" abondante aux États-Unis au cours de l'hiver 1953.
En 1954, il n'y a pas eu d'arrivée de Bruants lapons de la même ampleur que celle de 1953, mais les 17, 18 et 19 septembre 1954, quand les conditions météorologiques avaient été similaires à celles de 1953, un certain nombre d'oiseaux d'origine groenlandaise ont été notés sur l'île de Fair dans les Shetlands : un Sizerin flammé du Groenland (Carduelis ftammea rostrata) et un Bruant des neiges (Plectrophenax nivalis) le 17, trois Sizerins flammés du Groenland le 18, un Bruant lapon le 19 et quatre le 20.
Bruant des neiges (Plectrophenax nivalis)
L'étude de l'arrivée exceptionnelle de Grives mauvis (Turdus iliacus) de la sous-espèce islandaise coburni sur l'île de Fair (Shetlands) en octobre 1956 a montré qu'elle résulterait non pas d'un pic de population suite à un taux de reproduction record, mais de facteurs météorologiques spéciaux (anticyclone sur le nord de l'Atlantique accompagné de vents orientés vers l'Est).
![Image](http://nsa38.casimages.com/img/2016/10/05/161005083616313754.gif)
Conditions météo du 18 septembre 1954 ayant entraîné l'arrivée d'oiseaux groenlandais sur l'île de Fair (Shetlands).
Carte : Ornithomedia.com d'après R.K Cornwallis
Hors sujet mais intéressant de le noter :
Le réchauffement climatique favorise l'espèceLe réchauffement climatique, très net dans la région Arctique, en entraînant une fonte précoce de la neige, le développement de la végétation (buissons à baies, graines) et la multiplication des insectes, pourrait favoriser le Bruant lapon, surtout au moment de son retour printanier sur les sites de reproduction, quand les conditions sont encore rudes.
John Edwards, un scientifique de l'université de Washington, a observé en 1980 les neiges du sommet du Mont Eagle, au nord de Fairbanks en Alaska, littéralement couvertes d'insectes, et les Bruants lapons en profitaient pleinement.
Une étude des populations des oiseaux de l'Arctique canadien (Ellesmere Island) menée pendant cinq étés entre 1980 et 2008 a montré que le Bruant lapon était l'oiseau le plus abondant et que sa densité avait augmenté sur la période.