"Messieurs les gardes, agents de l'ONCFS,
Vous exercez un beau métier au service de la biodiversité, dans un environnement que vous appréciez, au contact de la nature et de la faune. Votre mission principale est de « sauvegarder et gérer durablement la faune et son habitat ». Votre statut vous impose, dans la grande majorité des cas, d’obéir à des ordres. Les situations vécues ne sont pas toujours faciles, et c’est particulièrement le cas dans l’affaire des bouquetins du Bargy depuis l’automne 2013.
Nous comprenons tout cela, même si nous pouvons être opposés à certaines directives que vous recevez des instances qui vous gouvernent.
Nous sommes les observateurs-trices qui l'an dernier étaient désignés sous les termes de « bisounours » ou « écolos de salon » et que le préfet traite cette année « d'activistes... ». En fait, nous sommes des citoyens ordinaires, de tous âges, exerçant des métiers très divers, ou retraités actifs. Certains d’entre nous sont des naturalistes avertis, d'autres moins, et nous avons tous en commun de pratiquer la montagne — et notamment dans le massif du Bargy — par passion, pour les loisirs, ou pour le travail, et nous éprouvons un grand attachement pour ce milieu.
La situation actuelle nous pose problème, comme elle pose problème à une grande partie des experts scientifiques qui ont eu à intervenir sur ce dossier.
Nous ne savons pas quelles informations scientifiques vous ont été fournies pour éclairer les actions qu’il vous est demandé de mettre en œuvre.
A titre d’exemple, lors des dernières opérations d’octobre, vous avez abattu de manière indiscriminée un certain nombre de bouquetins sur les secteurs des Rochers de Leschaux et du Roc des Tours - Charmieux. Or selon les chiffres produits au sein même de votre organisme, les taux d'infection sur ces secteurs sont situés entre 10 et 20 % (bilan provisoire du 5 juin 2015 et Rapport ANSES page 34).
Cette manière de procéder nous révolte. Est-ce là une façon d'éradiquer la brucellose en éliminant 80 à 90% d’animaux sains ? Êtes-vous à l’aise avec ces consignes qui vous sont données ? Pourquoi les appliquez-vous ?
De même, lors des opérations d'abattages massifs d’octobre 2013, aucune analyse sur les animaux abattus n’a été effectuée, laissant perdre une énorme somme de données, de connaissances, qui auraient pu aider à mieux comprendre la problématique, et pouvaient servir à mieux gérer une situation analogue qui serait survenue ailleurs.
Ceci est incompréhensible et inacceptable pour nous et pour beaucoup d’autres personnes, et c’est une des raisons pour lesquelles nous sommes opposés à ce que l’on vous fait faire.
Une autre raison, majeure, porte sur les conséquences d’un abattage massif et indiscriminé sur la massif du Bargy, à savoir le « scénario 3 » — dit « du préfet » —, que vous avez commencé à mettre en œuvre.
Le scénario retenu par le préfet non seulement ne correspond pas aux préconisations d'un collège d'experts scientifiques, mais il est susceptible d'aggraver la situation, car ce scénario est celui qui donne lieu à la plus grande probabilité de disséminer la maladie sur les massifs avoisinants, et en particulier le massif des Aravis, et que le taux d’infection sur le massif du Bargy remonte violemment après une chute temporaire liée à des abattages massifs.
Sous l’égide de l’ANSES, 14 experts européens reconnus (nous vous en joignons la liste et les références), ont analysé en détail d’octobre 2014 à juillet 2015 différents scénarios visant à éradiquer la brucellose sur le Bargy. Ils ont indiqué clairement qu’il n'y a aucune urgence à agir, car le niveau de risque de contamination a été fortement requalifié à la baisse (« quasi nul à minime » pour les troupeaux domestiques et « nul à quasi nul » pour l'homme).
Ce scénario 3 retenu par le préfet est déconseillé par les experts missionnés par l'ANSES :
Il est écrit textuellement dans le rapport de l'ANSES « Parmi les différents scénarios étudiés, certains sont envisagés sur une seule année (scénarios 3 et 4). Les experts soulignent qu’il est hautement improbable que la maîtrise du risque brucellique puisse être atteinte en une seule année d’application des mesures prévues dans les différents scénarios. Ils recommandent d’envisager la possibilité de mettre en œuvre des mesures sur plusieurs années, en faisant se succéder différents scénarios » (cf page 17 de l'avis, première partie du rapport de l'ANSES)
et encore sur l'appréciation du scénario 3 : « Les conditions de réussite de ce scénario, bouclé en une seule année, semblent incompatibles avec la faisabilité des opérations techniques de capture et d’abattage requises. En conséquence, ce scénario ne semble pas devoir être privilégié. (cf « page 83 du rapport d'expertise collective de l'ANSES, la deuxième partie du rapport de juillet 2015)
Plusieurs ouvrages scientifiques faisant une revue des méthodes de maîtrise sanitaire des maladies de la faune sauvage démontrent l’absence de succès des interventions d’abattage total et décrivent leurs effets secondaires indésirables (PRENTICE et al., 2014; DELAHAYE et al., 2009: cf. page 37 du rapport d’expertise collective). Ils recommandent d’utiliser d’autres méthodes pour espérer remporter la lutte.
Nous comprenons que vous souhaitiez finaliser cette affaire au plus vite et passer à autre chose, nous comprenons qu’il ne soit pas aisé du tout, avec les méthodes actuelles, de capturer des bouquetins dans l’environnement à risque du massif, nous comprenons et nous soutenons l’objectif de se débarrasser de la brucellose, nous comprenons et nous acceptons bien évidemment qu’il faille préserver la vie économique montagnarde, le pastoralisme et les productions laitières locales, mais nous ne comprenons pas que certaines des actions que vous menez aillent tellement à l’encontre des évaluations scientifiques sans qu’apparemment votre organisation n’émette des doutes, questionne ces directives que vous appliquez sur le terrain.
A titre d’information, nous vous transmettons l'avis du CNPN du 15 septembre 2015 dont 10 experts ont émis un avis défavorable pour la solution préconisée par le préfet (scénario 3) contre 2 avis favorables. Ces mêmes experts préconisent le scénario 2.2.
Ci-joint également plusieurs documents importants éclairant bien cette affaire, à notre avis.
Nous en appelons à votre raison, votre réflexion, votre sens critique, s’il vous plait, n’exterminez pas les bouquetins sains du Bargy, d’autres méthodes existent, un peu plus longues peut-être, mais certainement plus sures pour venir à bout de la brucellose, et qui répondent bien davantage à nos préoccupations partagées de préservation de la biodiversité.
Le Bargy, 28 octobre 2015
Les observatrices – teurs